lundi 22 octobre 2012

Qu'est que chez-soi ? (propos sans queue ni tête)

Le chez-soi est le lieu où l'on rentre, la maison. En français, on dit "rentrer à la maison", alors que l'anglais distingue nettement le bâtiment (house) du chez-soi (home).
Chez-soi, ce n'est pas nécessairement le lieu où l'on rentre le soir. Il me semble que l'on peut distinguer deux aspects qui permettraient de délimiter le chez-soi.
Objectivement, ce pourrait être l'endroit où l'on rentre, pour dormir, et où l'on a une routine, des habitudes. Par opposition, quand je suis en visite, je ne peux avoir de routine complètement, car je ne suis pas chez moi. Je me conforme aux habitudes ou exigences de mes hôtes. Chez-soi c'est le lieu où l'on a sa propre routine, où l'on peut avoir un quotidien.
Subjectivement, l'on pourrait dire que l'on est chez-soi dans le lieu où l'on se sent bien, délié de toute obligation d'avoir à prouver quoi que ce soit. Bien sûr, ce refuge peut parfois tendre vers la réclusion. Chez-soi, l'on est soi-même, en privé, et il ne semble pas y avoir d'enjeu de personnalité, contrairement, par exemple, au lieu de travail, où l'on est soumis à l'obligation de prouver que l'on a effectué certaines tâches. Chez-soi n'est donc, finalement, pas nécessairement l'endroit où l'on rentre tous les soirs ou presque.

Chez-soi n'est donc pas complètement identifiable au foyer. Le foyer, étymologiquement, renvoie au feu. Le foyer, c'est l'endroit où brûle un feu, celui de la famille. Au foyer s'associent souvent les ancêtres, qu'ils s'agissent des mânes romaines ou simplement des récits familiaux communs. Ainsi, l'on pourra avoir un chez-soi à l'intérieur d'un foyer.

Le monde moderne, rythmé autour du travail, rend le chez-soi quasiment vital. L'on ne peut affronter la journée qui commence, les journées qui se répètent, si l'on ne peut se ressourcer un minimum entre elles.

mercredi 10 octobre 2012

Encore des animaux - Kundera

Plusieurs passages de L'insoutenable légèreté de l'être peuvent enrichir ou illustrer encore quelque peu la discussion sur les liens entretenus entre l'humain et l'animal. Je reproduis ici la citation qui est, à mon sens, la plus parlante, la plus emblématique.

"La vrai bonté de l'homme ne peut se manifester en toute pureté et en toute liberté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau si profond qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci : les animaux. Et c'est ici que s'est produite la faillite fondamentale de l'homme, si fondamentale que toutes les autres en découlent."
Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Gallimard, éd. 1984, p 421

Pour Milan Kundera, l'important dans la relation de l'humanité aux animaux est que ceux-ci "ne représentent aucune force". Il est vrai que l'animal ne pourra jamais exercer de pouvoir, au sens où le pouvoir s'exerce et joue à un niveau symbolique. L'animal pourra causer des dommages, mais le but n'en sera jamais la cruauté. La cruauté, c'est-à-dire le fait de faire souffrir autrui avec la connaissance de le faire souffrir, ou d'augmenter sciemment ses souffrances, ne pourra jamais être le fait d'un animal. On pourra toutefois être cruel envers un animal : nous pourrons, en tant qu'humains, faire souffrir un animal, en ayant la conscience de le faire souffrir. Si la cruauté est un attribut de l'humain, ce n'est pas le cas de la souffrance, qui est partagée par une grande partie, au moins, du règne animal.

La relation de l'humain à l'animal, et plus particulièrement, la cruauté envers les animaux est un thème qui parcourt l'ensemble du roman. Kundera insiste notamment sur le fait que le régime soviétique avait dédramatisé la souffrance animale, afin de préparer à la souffrance humaine. A l'aune de la citation ci-dessus, cela peut également se comprendre comme un basculement obscène de la sphère privée à la sphère publique. Le test moral de l'humanité auquel Kundera fait référence se dérobe en principe au regard : la relation de l'humain à l'animal est quelque chose qui appartient à la sphère privée de chacun. En faisant passer cette relation vers la sphère publique, on l'institutionnalise, et on lui fait donc nécessairement perdre son caractère désintéressé. Les individus agiront, en public, vis-à-vis des animaux, ainsi qu'il est prescrit publiquement, et la possibilité de ce test moral est effacée par cette publicité. Le personnage de Tereza est à cet égard archétypique (je me garde ici d'employer le terme "exemplaire" ; en effet, cette relation, bien que romanesque, ne saurait avoir une quelconque valeur d'exemple sans perdre son caractère désintéressé et privé) : sa relation avec son chien se situe hors de toute considération incluant d'autres humains, elle relève entièrement de la sphère privée.

vendredi 28 septembre 2012

Transformation sociale

La transformation sociale est-elle possible ?

Je partais longtemps de l'idée selon laquelle en réfléchissant en profondeur aux choses, en retournant aux principes qui sous-tendent des situations, on pourrait parvenir à comprendre ce qui était juste et ce qui ne l'était pas. Dans l'éphémère de la situation présente, se représentait finalement une manifestation de vérités plus profondes, et, sans doute, plus valables.
En comprenant ces principes plus larges, et je veux alors dire, en les comprenant rationnellement, on pourrait alors trouver des moyens de modifier en profondeur les actions, les comportements, les états des choses. En effet, j'avais l'impression que nos passions, au sens étymologique de patior (subir), nous empêchaient de comprendre le vrai. Par exemple, je désire être désirée, et pour cela, je suis prête, à chaque instant, à abdiquer beaucoup de mes convictions morales. Mais, en prenant de la hauteur, je comprends que les extrémités auxquelles je suis, dans les faits, réduite, sont un prix trop cher payé pour l'atteinte, temporaire et superficielle qui plus est, de cet objectif.
Toutefois, une observation plus poussée du monde social, de la société, me force à remarquer certaines choses. J'ai l'impression que tout est fait pour que les relations de pouvoir, les situations de pouvoir, telles qu'elles sont aujourd'hui, disposent d'assises pour se reproduire ou durer. Ainsi de la réussite scolaire, qui accompagne si souvent une culture de classe dominante ; ainsi de la réussite professionnelle, qui reste beaucoup liée au réseau privé, ainsi de la séduction, qui reste liée à des stéréotypes de genre.

Ce court texte n'est certainement pas une réflexion de fond complète sur les possibilités ou l'impossibilité de la transformation sociale. Toutefois, son objectif est peut-être de montrer qu'une réflexion abstraite, qui semble peut-être dégager la possibilité d'une transformation sociale, se heurte aux habitus de classe et de pouvoir, aux gestes et réflexes du quotidien.

samedi 4 août 2012

La sélection à la française

En France, le mode favori de sélection est le concours. Il y a un nombre de places limité, et seuls ceux qui "excellent" réussiront. L'excellence est d'ailleurs un terme très apprécié des Français ; il permet en effet de ne pudiquement pas indiquer le caractère injuste, socialement déterminé, voire irrationnel, de la sélection par concours. On ne devient pas excellent ; on l'est. Ainsi, le concours permet de révéler ceux dont l'excellence est encore à l'état latent.

Qui sélectionne-t-on à l'issue d'un concours ? Des gens excellents, je ne sais pas. Mais certainement des gens qui ont été soutenus par un ensemble de famille, amis, institutions. Des gens qui ont pu se dégager de l'angoisse financière pendant le temps nécessaire à cette préparation. Des gens qui ont compris que la vie est une lutte, que trop de générosité envers autrui empêche d'accomplir ses objectifs individuels, qui ont réussi à s'abstraire d'un ensemble de préoccupations pour se focaliser sur le concours. Des personnes qui résistent à une pression aussi stérile qu'épuisante. Des gens qui ont cru suffisamment en eux-mêmes pour se lancer, qui ont pris conscience que les places sont comptées, et qu'il allait falloir se battre pour avoir la sienne (même si, bien sûr, on ne réussit pas un concours tout seul).

Sont-ce réellement ces gens-là que l'on veut sélectionner pour qu'ils endossent des responsabilités, accèdent à certaines professions, prennent des décisions parfois vitales, souvent importantes ?
Pourquoi éjecter ceux qui résistent moins bien au stress et à l'angoisse, ceux qui s'organisent mal dans leur travail, ceux qui ne sont pas assez soutenus par un ou plusieurs réseaux, ceux qui ne pensent pas assez à eux ?
Est-ce légitime d'organiser une large partie du recrutement, en France, ainsi, sans tenir compte des handicaps de toute nature, des aléas de la vie, et des qualités personnelles nécessaires pour faire société ?

mardi 22 mai 2012

Economie et théologie

A une époque, en Europe, faire des études signifiait étudier la théologie. L'universitaire, le penseur, voire le scientifique, devait avoir un tant soit peu étudié ce domaine. Celui qui n'était pas au fait des grandes controverses théologiques ne pouvaient prétendre être savant. 
Aujourd'hui, j'ai envie de faire un parallèle, qui, s'il a certainement des limites, peut permettre de mettre en lumière certains aspects de notre société. 

L'économie est la théologie moderne. 

Partout, pour que des études soient valorisées, il faut y inclure au moins un peu d'économie. Qu'il s'agisse des préparations à la haute fonction publique, des écoles d'ingénieurs qui préparent leurs étudiants à devenir des managers, ou encore des écoles de commerce, l'économie doit y être enseignée, ne serait-ce que dans ses rudiments. Il en va de même pour le droit, où les parcours droit/éco sont légion, et où, dès qu'une formation se veut reconnue, y est institué un cours d'économie.
Par ailleurs, je remarque que, non content que l'économie soit devenue un savoir de base dans notre société, encore y enseigne-t-on avec beaucoup d'application son histoire. L'histoire de la pensée économique est une matière importante, avec ses personnages connus, répétés et représentés ad nauseam : Smith, Bentham, Keynes, Hayek et Friedman.
Enfin, l'argument économique semble toujours valoir comme réaliste. Si l'économie le dit, alors on doit le faire. Une proposition qui n'est pas économiquement réaliste se voit discréditée dans l'opinion publique. 

Alors que l'Europe médiévale ne pouvait concevoir une construction intellectuelle sans faire le détour par le divin, aujourd'hui, il semble que toute proposition, toute réflexion, ne trouve sa validation qu'à l'aune de sa pertinence économique.
Pourtant, je pense qu'il y a un problème en ce qui concerne cet état des choses. L'économie serait "la vraie vie". Mais, comme toute science, toute domaine d'étude, l'économie ne fait que proposer une explication, une interprétation de phénomènes que nous percevons. L'économie s'attache à expliquer et à comprendre le monde moderne dans une perspective productiviste de satisfaction des besoins.
Nous nous enferrons dans des tentatives consistant à élargir le champ de l'économie, afin qu'il puisse véritablement prendre en compte tous les aspects de la vie : l'économie durable ou soutenable, l'économie solidaire, l'économie environnementale ou encore l'économie managériale n'en sont que des exemples. Ces extensions du raisonnement économique consistent à intégrer des données souvent ignorées de l'économie classique dans le calcul rationnel que celle-ci propose comme outil d'analyse de situations ou de problèmes. Ainsi, le bien-être au travail ou la préservation de l'environnement, traditionnellement ignorés de l'économie classique, seront soupesés comme des facteurs calculables, comme des variables dont l'on approfondira la connaissance. De cette façon, l'économie comme méthode de choix pourra continuer à être utilisée, prenant en compte des impératifs sociaux nouvellement formulés.
Au lieu d'admettre que l'économique n'est pas toujours l'aspect dominant d'une situation, voire qu'il n'est pas systématiquement pertinent dans l'analyse d'un objet, nous tentons de rendre l'économique plus sympathique, plus apte à prendre en compte des aspects divers. A une époque, la théologie a été tellement pensée part de toute chose - et, inversement, toute chose perçue comme relevant de la théologie - que celle-ci a été distendue jusqu'à perdre une partie de son sens, et, et c'est peut-être plus préoccupant, de sa force de critique et d'analyse.
L'économie est, je ne le conteste pas, un outil de décision, dans la mesure où il permet une analyse fondée sur certains critères des situations et des options. La théologie est un outil d'analyse du système de valeurs, qui connût une certaine force de transformation sociale, de par la critique qu'elle permettait. Mais, à rendre tout économique, nous perdons tant la puissance d'analyse de l'outil que la possibilité d'utiliser des techniques nées d'autres outils.
D'outil d'appréhension des phénomènes, l'économie est devenue un phénomène qui doit être appréhendé grâce à des approches qui lui sont étrangères.
L'une des directions que ne serait pas la moins féconde est sans doute celle consistant à s'interroger sur le consensus en tant que fait, que vérité, dont est l'objet ce système de compréhension du monde.


mercredi 2 mai 2012

Animal et droit

Un addendum au post précédent, "L'être humain est-il un animal comme les autres ?", et plus particulièrement sur le statut juridique des animaux.

Le paragraphe où j'ai brièvement présenté le statut juridique des animaux est évidemment une présentation du droit positif français, c'est-à-dire du droit tel qu'il existe, tel qu'il est défini, aujourd'hui.
Il peut être fécond de souligner que ce statut est actuellement l'objet d'une remise en cause, ou du moins de réflexions, qui, il faut immédiatement le préciser, dépassent largement l'attitude empathique et simpliste que l'on pourrait imaginer en se fondant sur des préjugés concernant les défenseurs des animaux.
Ainsi, alors que le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) s'est récemment penché sur la question du statut juridique des animaux, bien que cela n'ait pas abouti, un député a déposé le 3 avril 2012 une proposition de loi tendant à ce que soit reconnu aux animaux le statut "d'êtres vivants doués de sensibilité".
Par ailleurs, il existe depuis 2010, fondée par Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit à l'Université de Limoges, la Revue semestrielle de droit animalier (lien vers le site de la revue ici).
Ensuite, il semble que plusieurs initiatives universitaires convergent au plan international pour faire évoluer cette réflexion. Ainsi, alors qu'en 2009 se tenait à Montréal le premier colloque international sur le droit animal, organisé par l'Université du Québec à Montréal (UQAM), une maîtrise en droit animal est créé par l'Université Lewis et Clark aux Etats-Unis, à Portland. Par ailleurs, plusieurs autres universités dans le monde ont mis en place des programmes interdisciplinaire portant sur l'étude des questions liées à l'éthique animale ou encore à la place de l'animal dans la société. Par exemple, il existe à l'Université de Barcelone ou à celle de Melbourne de tels cursus.

Toutefois, il convient de préciser que la réflexion sur le statut de l'animal n'est pas entièrement nouvelle. Par exemple, pour le droit français, voir les articles suivants : Recueil Dalloz 2003, p 2653, "L'animal et le droit des biens", Suzanne Antoine (lien si vous avez un accès à la base de données Dalloz), ou Recueil Dalloz 1998, p 205, "La personnalité juridique des animaux", Jean-Pierre Marguénaud, (lien si vous avez un accès à la base de données Dalloz). Inscrivant l'étude de la question du statut juridique des animaux dans le droit civil français dans la question plus vaste des "centres d'intérêts", cette catégorie où les choses qui ne sont ni des biens ni des personnes trouveraient une place, Gérard Farjat proposait il y a 10 ans de revoir le statut juridique de l'animal (Revue Trimestrielle de Droit civil 2002, p 221, "Entre les personnes et les choses, les centres d'intérêt : prolégomènes pour une recherche"- lien si vous avez un accès à la base de données Dalloz).
Plus largement, il semble que le coup d'envoi de la réflexion contemporaine sur le statut à réserver aux animaux dans nos sociétés soit le livre du philosophe australien, Peter Singer, Animal Liberation, publié en 1975.

Finalement, l'on peut mentionner l'existence de certains projets collectifs tendant à voir reconnaître certains droits à certains animaux. C'est le cas par exemple du "Projet Grand Singe", ou "Great Ape Project", initiative conduite par Peter Singer et Paola Cavalieri, et suivie par des nombreux spécialistes des grands singes, qui résulte de la déclaration sur les grands singes anthropoïdes, signée à Londres le 14 juin 1993 (pour une présentation et un commentaire de celle-ci, c'est ici). Ce projet estime que les grands singes, en raison de leur grande proximité avec l'être humain, notamment génétique, puisqu'environ 99,5% de notre génome est identique à celui de ces singes, devraient se voir reconnus certains droits, tels que le droit à la vie, ou le droit à la protection de leur liberté individuelle, et que toute forme de torture à leur égard soit interdite - interdiction par laquelle les auteurs visent à prohiber  l'expérimentation animale.

Dans un domaine voisin, la philosophie contemporaine semble également s'intéresser à la question animale dans notre société. Le thème de l'animal étant cette année, en France, au programme du concours externe de l'agrégation de philosophie, les Cahiers Philosophiques ont publié cet automne un hors-série sur cette question (pour le sommaire, c'est ici). Faut-il préciser que la plupart des réformes juridiques sont précédées par des réflexions de fond portées par l'ensemble des sciences humaines ?

Le quotidien Le Monde a de plus aujourd'hui consacré un article à cette question, montrant encore, s'il était besoin, que la question des animaux dans notre société et notre droit préoccupe de plus en plus de monde, juristes ou non juristes. Un travers des juristes continentaux est souvent d'utiliser le droit comme explication du monde : si le droit le dit, c'est que les choses sont ainsi. Pourtant, en particulier dans le domaine des animaux, peut-être est-il temps de se demander si le statut juridique défini est pertinent au regard de la situation sociale actuelle.


dimanche 29 avril 2012

L'être humain est-il un animal comme les autres ?

Je veux livrer ici une ébauche de réflexion face à une question qui me turlupine. En effet, il semble que l'alternative, lorsque l'on réfléchit à la distinction ou à la relation entre humain et animal, entre humanité et animalité, consiste trop souvent soit en une vision empathique, soit en un rejet de l'animal très loin de toute humanité. Pourtant, j'espère, à côté de ces discours que je ne trouve pas satisfaisants, proposer des pistes de complexification de cette question qui ne peut être anodine, dans la mesure où, d'une part, elle soulève tant de passions, et, d'autre part, elle renvoie à la nécessité d'aujourd'hui penser l'humain en lien avec son environnement, donc avec ce qui l'environne.

Deux pistes doivent être distinguées. S'il faut d'abord esquisser brièvement les enjeux de la relation entre humain et animal, il sera ensuite sans doute plus riche de creuser le lien que l'être humain entretient avec l'animalité.

Tout d'abord, quelques évidences doivent être ici formulées - si elles vont de soi, cela va tout de même mieux en les énonçant. 
Il est indéniable que l'être humain est un animal, au sens biologique, et scientifique, plus largement. En effet, nous appartenons au règne animal, et nous trouvons place dans la classification des êtres vivants : en simplifiant, nous sommes des vertébrés, des mammifères, des hominidés (ici, pour un tableau plus précis de la place de l'humain parmi les grands singes). Nous partageons avec les autres animaux, des ancêtres communs, ainsi que l'enseigne la théorie de l'évolution. Cette théorie, dont l'on doit l'élaboration initiale à Charles Darwin, n'est plus aujourd'hui contestée que sur des fondements religieux, pour des raisons idéologiques. Scientifiquement, cette théorie n'est plus une hypothèse. Au passage, il faut souligner que le fait de réfuter la théorie de l'évolution par des thèses créationnistes est une illustration de réaction de séparation radicale, voire indépassable, de l'humain et de l'animal.

Il est par ailleurs impossible de soutenir longtemps que l'humain n'est qu'animal. Depuis les origines de la pensée humaine, l'humain réfléchit à ce qui le différencie de l'animal. Par exemple, Aristote estime que cette différence est symbolisée par la main de l'homme. Par son intelligence, celui-ci a développé la main d'une certaine façon, et lui a donné des usages multiples et complexes. Plus près de nous, Heidegger avait cette élégante formule : la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, et l'homme est formateur de monde. Cette citation donne largement matière à commenter, mais je me contenterais ici de souligner que le philosophe, pour marquer la spécificité de l'homme, emploie une technique de gradation, différenciant l'homme de l'animal ainsi que des choses inanimées. L'animal, quant à lui, se voit bien adjuger un stade intermédiaire - il n'est pas tout à fait chose, sans pour autant être doué d'humanité.
Plus largement, on peut proposer que le fait même que l'humain réfléchisse à ce qui le différencie des autres animaux est une marque de différence. En d'autres termes, la raison réflexive est un attribut particulièrement humain. Ces idées mériteraient sans doute d'être plus largement développées, mais, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, ce texte vise à proposer des pistes de réflexion et ne prétend pas à l'exhaustivité.
La place réservée aux animaux par notre droit est également révélatrice de ce départ entre nous et eux. L'idée générale est que le système juridique est créée par et pour l'humain. Les sujets de droit sont les humains. Si cela est évident pour les personnes physiques, il n'en est pas moins vrai que les personnes morales recouvrent toujours le champ de l'activité humaine. Il ne saurait être avancé que ces personnes morales ne sont pas mues par des humains. 
Ainsi, en France, le statut juridique des animaux, répondant à des préoccupations tant de santé et sécurité publiques que de protection des animaux, appréhende les animaux comme des biens, c'est-à-dire susceptible d'appropriation et de transactions. Par exemple, si des articles du Code civil sont plus particulièrement consacrés aux animaux, c'est toujours en tant qu'objets. Ainsi, dans la section sur les biens, le fait que les animaux se déplacent est spécifiquement pris en compte. Par ailleurs, le fait des animaux est une cause particulière de déclenchement de la responsabilité - qui est, elle, bien humaine,  bien imputée à une ou plusieurs personne - calquée sur la responsabilité du fait des choses. Une étude plus poussée de notre droit montre que les animaux sont présents à beaucoup d'endroits : comme dangers (législation sur les chiens dangereux, par exemple), comme compagnons (indemnisation du préjudice de la personne dont la perte du chat à été causée par un acte extérieur, ou du préjudice de l'aveugle dont le chien a été tué), ou encore comme ressources (droit de la pêche et de la chasse).
Il est amusant de relever que, en  France, au Moyen-Âge, se sont tenus des procès contre des animaux, par exemple contre un porc pour des dommages qu'il avait causé (avoir mangé un enfant, paraît-il), ou pour des termites, qui avaient induit l'écroulement d'une maison, ainsi que le rapporte par exemple Emile Agnel dans ses Curiosités judiciaires et historiques du Moyen-Âge : Procès contre les animaux, publié en 1858. Cependant, je pense qu'il faut plutôt comprendre ces procès comme des manifestations de la justice dans son rôle éthique et symbolique consistant à ramener la paix sociale là où elle a été troublée, et certainement pas comme l'inclusion des animaux dans la communauté juridique humaine.

Finalement, il est sans doute plus fécond d'inférer que la relation entre l'humain et le monde animal est une mesure de la dignité. La dignité, concept par définition humain, implique une relation à autrui. Il s'agit de traiter autrui de telle façon que je ne lui dénie pas le statut d'humain, ou plutôt, que je ne lui dénie pas la considération minimale dont il ou elle doit faire l'objet, en tant que sujet. Mais si je porte atteinte à la dignité d'autrui, je porte alors atteinte à ma propre dignité. L'animal n'est bien sûr pas autrui, il n'est pas mon égal ou mon semblable. Toutefois, traiter un animal avec cruauté peut s'analyser comme la perte d'une part de sa propre humanité.
Kant, dans la Métaphysique des moeurs, explique qu'il ne faut pas traiter avec cruauté les animaux, non en raison de considérations tenant à ceux-ci, mais bien en raison de notre humanité. Si l'on s'habitue à traiter d'autres êtres sensibles avec cruauté, il nous sera ensuite moins difficile, moins impossible, de traiter nos semblables avec cruauté. Cette position peut s'analyser en une illustration de l'interprétation humaniste que développe Kant de l'impératif catégorique : dans la détermination de ces impératifs, il faut prendre en compte les autres êtres raisonnables, et ne pas agir ou concevoir l'action comme si l'on était seul au monde.

Le droit pénal français interdit d'ailleurs, depuis la loi du 6 janvier 1999, le fait d'infliger des sévices graves et ou de commettre des actes de cruauté envers les animaux (article 521-1 du Code pénal). L'histoire de cette prohibition peut fournir une indication sur le sens à lui donner, et soutenir l'argumentation selon laquelle cette interdiction vise en réalité l'humain. En effet, la première interdiction de sévices et mauvais traitements dans le droit français contemporain, qui date de la loi dite "Grammont" de 1850, consistait à interdire de faire souffrir les animaux en public, car cela contribue à diffuser des mauvaises moeurs. En 1959, les mauvais traitements commis en privé seront également sanctionnés, ainsi que les souffrances infligées sans nécessité aux animaux. En 1963 est créé le délit d'acte de cruauté envers les animaux. Par ailleurs, la réforme du Code pénal de 1992, entrée en vigueur le 1er mars 1994, a retiré ces infractions de la section des infractions "commises contre les biens", pour les présenter dans le chapitre unique "Des sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux" du titre intitulé "autres dispositions", lui-même figurant dans le livre "autres crimes et délits". Si le délit de cruauté envers les animaux s'est vu reconnaître une certaine spécificité en droit pénal français, la teneur de cette spécificité n'est pas encore éminemment précise.
Il est clair que la souffrance infligée sans nécessité aux animaux est incriminée plus pour ce qu'elle signifie de la part de celui qui les commet que pour le bien-être des animaux en soi. 

Plus avant, je voudrais suggérer quelques directions de recherche dans le rapport entretenu par l'être humain avec l'animalité. Brièvement, il faut souligner le paradoxe qui consiste à repousser hors de l'humain ceux dont les actes nous semblent inhumains, indignes de l'humanité. Un meurtrier ou un violeur sera alors un monstre, une bête. Le camp, le peuple ennemi sera taxé de noms d'animaux. Le processus par lequel nous attribuons à d'autres des caractéristiques animales, réelles ou supposées, est en soi paradoxal. Comme le soutenait Edgar Morin, le propre de l'homme est sans doute qu'il peut commettre des actes inhumains. Dès lors, l'opinion publique repousse celui qui commet des actes inhumains dans la sphère animale, alors que l'inhumanité n'est absolument pas synonyme d'animalité. Point n'est besoin de rappeler ici qu'aucun animal autre que l'homme ne torture, ou ne tue pour des raisons autres que de survie ou d'instinct.
Le monde animal est ainsi, symboliquement, utilisé par les sociétés humaines comme un moyen de juguler ce qui, finalement, est proprement humain. Le sacrifice animal qui avait - a - lieu, dans beaucoup de cultures peut être compris comme la transposition au monde animal de toute la violence - qui est caractéristique de l'humain - qui est en excédant dans la société. La violence, rituellement encadrée, est attribuée à des animaux, à une animalité qui en réalité notre inhumanité, notre angoisse face à ce potentiel d'inhumanité.

J'espère avoir ici indiqué, tout en ayant conscience que de plus amples recherches sont nécessaires pour apporter une solution un tant soit peu satisfaisante à la question posée, en quoi il me semble que la réflexion entre l'humain et l'animal doit nécessairement se complexifier, pour dépasser la simple comparaison.

lundi 23 avril 2012

Courte réflexion naïve sur le rangement


Je trouve plutôt facile de laisser le bazar s'installer, physiquement, dans un espace que nous occupons, qu'il s'agisse d'un lieu de vie ou de travail, par exemple.


Ranger, c'est organiser et nettoyer, et cela implique souvent de se débarrasser d'un certain nombre de choses.
Ranger, par définition, est un acte qui est périodique : pour pouvoir ranger, il faut qu'il y ait du désordre. On ne peut ranger en permanence (sauf dans des cas pathologiques).
Un sentiment qui me semble plutôt répandu, est qu'il faut ranger, que l'on doit ranger, mais que l'on ne prend pas le temps de le faire, ou alors de le faire suffisamment souvent.
Pourtant, le sentiment de satisfaction que j'éprouve une fois le rangement effectué est intense. A chaque fois que je jette les yeux sur cet espace que j'ai rangé, je me félicite, et suis contente d'avoir agi ainsi.

Je me demande donc pourquoi cette périodicité pose un problème, pourquoi l'on a si souvent le sentiment de devoir ranger, mais que l'on ne le fait pas, alors que l'on se félicite franchement une fois le rangement effectué.
Mon hypothèse est la suivante : nous avons, chacun, un seuil de tolérance au désordre et à la saleté. Mais nous avons également, chacun, un seuil d'inconfort généré par le désordre et la saleté. Ce second seuil correspond au seuil à partir duquel nous ressentirions de la satisfaction si nous rangions. Bien souvent, le seuil d'inconfort d'un individu donné est en-deçà de son seul d'intolérance. Pour éviter d'être mécontent du désordre, il faudrait opérer l'opération intellectuelle par laquelle on comprend que l'on se situe entre les deux seuils, et décider de ranger sur le fondement du seuil de satisfaction et non à partir du seuil de tolérance.
Cette attitude relève de l'éducation (au sens qui a été envisagé antérieurement sur ce blog, correspondant à l'attitude de réflexion sur soi-même, permettant le progrès).

dimanche 11 mars 2012

Digressions à partir de Synge

Hier, j'ai assisté dans le cadre du festival de théâtre étudiant amateur Rideau rouge, à une représentation des deux pièces Le Cavalier seul et L'Ombre de la vallée jouées l'une à la suite de l'autre par la troupe "La Compagnie en Eaux troubles (du cours Florent). Ces deux pièces, sont dont les premières que je vois jouées de l'Irlandais John Millington Synge. Jusque là, je ne connaissais que le poème de Seamus Heaney, "Synge on Aran", du recueil Death of a Naturalist (1966).

Voici ce poème, suivi d'une traduction en français de ma part (avec les excuses anticipées et d'usage pour les éventuelles et probables erreurs ou inexactitudes de traduction) : 

Synge on Aran

Salt off the sea whets
the blades of four winds.
They peel acres
of locked rock, pare down
a rind of shrivelled ground;
bull-noses are chiselled 
on cliffs.
              Islanders too
are for sculpting. Note 
the pointed scowl, the mouth
carved as upturned anchor
and the polished head
full of drownings.
                          There 
he comes now, a hard pen
scraping in his head;
the nib filed on a salt wind
and dipped in the keening sea.





Synge sur Aran

Le sel de la mer aiguise
les lames de quatre vents.
Ils pèlent des acres
de pierre fermée, rognent
une pelure de sol racorni ;
des museaux de taureau sont ciselés
sur les falaises.
                         Les habitants aussi
sont à sculpter. Notez
l’air décidément renfrogné, la bouche
taillée comme une ancre renversée
et la tête polie
emplie de noyades.
                               Là,
il arrive maintenant, un stylo rude
raclant dans sa tête ;
la plume taillée sur le vent de sel
et trempée dans la mer acérée.

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Ce poème m'avait d'abord marquée par sa superbe métaphore entre l'écriture de Synge et le travail de la mer et du vent. Un champ lexical du coupant, de l'acéré est développé, d'abord en ce qui concerne les éléments naturels, avant d'être transposé sur les habitants de l'île d'Aran eux-mêmes. Finalement, cette métaphore s'applique à l'écriture, à la poésie de Synge. Les éléments de la côte irlandaise et du large écrivent déjà une histoire poétique, les insulaires sont déjà des personnages. Synge, en arrivant, en restant sur cette île - et le titre du poème suggère que ce séjour est temporaire, sans quoi un poème sur cette situation n'aurait pas été - ne fait que prolonger ce mouvement déjà commencé, en couchant sur le papier ces mots tranchants. Et encore, le poème lui-même ne mentionne pas le papier. La plume, le stylo, l'outil pointu qui sert à tracer des mots en est encore à "racler dans sa tête". Synge est décrit par Heaney comme faisant organiquement partie de ce paysage, de ce mouvement. Le corps de Synge est intégré à ce processus. Il est lui aussi happé par la situation dure de l'île.

J'ai repensé à ce poème en assistant à la représentation des deux pièces dont j'ai parlé brièvement au début de ce post. Dans ces deux pièces, chacune en un acte, règne une impression d'enfermement. Les personnages sont en quelque sorte prisonniers de la maison ; dehors, des éléments naturels hostiles, durs. Dehors, la mort. La narration mise en place par les personnages renvoie à l'inéluctabilité de l'existence, soumise à l'inflexible dehors.
Heaney, jouant sur le thème du tranchant et de la sculpture, souligne encore l'absence de choix qui est mise en scène par Synge. La vie est dure, et l'on ne la choisit pas. Là-bas, les humains sont aussi âpres que leurs alentours et leurs existences.
Par ailleurs, la langue employé par les personnages de ces pièces contribuent encore à promouvoir cette impression d'enfermement : les expressions ne sont ni créatrices ni originales. Ceux qui parlent décrivent la matérialité de ce qui les entoure, sans évoquer d'autres images ou d'autres références. Leur syntaxe les empêche de s'amuser de la langue.


Je trouve dans ces tableaux de Synge une beauté âpre, une foi dans la vie humaine qui n'a d'égal que le sentiment de la finitude de cette vie. Cet auteur place ses personnages dans un paysage, une nature qui les englobe, pour en venir à les définir. Par exemple, dans L'Ombre de la vallée, la jeune femme se définit par la solitude qui est la sienne dans cette maison accrochée à un bout de montagne, par son enfermement dans les brumes.

jeudi 1 mars 2012

Apprendre (2) - Le Mouvement

Après avoir dégagé les préalables nécessaires à l'apprentissage, je me pose une autre question, que l'on pourrait à la limite qualifier de plus technique.

Que signifie apprendre ? Qu'est-ce que ce mouvement ?

Imaginons un domaine potentiellement objet de connaissance (par exemple : la biologie, le droit pénal, la musique, l'histoire). Cette masse d'inconnu est face à moi. Affirmons que je suis dans la bonne distance vis-à-vis de cette masse afin que je puisse l'envisager avec enthousiasme comme un objet de savoir et de connaissance (voir post précédent). Que se passe-t-il alors ?

Voici comment je comprends ce mouvement.
Dans un premier temps, cette masse nous est indistincte et floue. Nous avons seulement la connaissance qu'il y a quelque chose ici objet potentiel de savoir. Pour des raisons qui me sont propres et dépendantes de mon histoire et des circonstances, je désire connaître ces choses. Pour appréhender cette masse, je n'ai d'autre solution que de commencer par en détacher un morceau et par l'examiner. Qu'est-ce que cette partie, que l'on pourrait appeler un détail au regard du tout ? Quand cette partie prend un sens, et que je la comprends, j'examine d'autres détails qui, pour une raison ou une autre, ont attiré mon attention. Je souligne qu'il me semble que l'imagination et l'intuition sont indispensables dans ces étapes. Au bout d'un certain temps et d'une certaine persévérance, j'aurai accumulé une somme de connaissances certainement un peu éparses sur tous ces détails. Mais l'apprenti n'aspire pas à se contenter de ces détails. Pour indispensable que soit cette étape, elle est insuffisante tant à nous satisfaire qu'à caractériser le phénomène de l'apprentissage. De plus, je pense que cette étape peut être imposée de l'extérieur. Je veux dire qu'il est envisageable qu'un système qui s'appuie sur des autorités (tant au sens d'autorités de savoir que d'autorités de comportement) impose à des individus cette étape, en soumettant de manière régulière, ordonnée et planifiée, tous ces détails à l'examen et à l'appréhension des individus. Et les individus pourront toujours ingurgiter les conclusions que l'on est supposé tirer de cet examen.

Dans un deuxième temps, et c'est là que le caractère jouissif de l'apprentissage se manifeste, le sujet rassemble ces éléments, et s'éloigne de la masse qu'il a tenté d'appréhender comme objet de savoir. Et, une fois cet éloignement réalisé, il s'intéresse à nouveau à cette masse. Et il découvre qu'il la voit de manière complètement différente depuis la première fois où il avait désiré la connaître. Il regarde le tableau, et en comprend d'autant mieux le sens qu'il a connu sa composition et ses éléments.
Je pense ici à l'exemple de certains morceaux de Bach, tel que le prélude en Mi de la Partita n° 3 pour violon seul.

http://www.youtube.com/watch?v=2KYRdRnnBYw&feature=related

Je vous propose en écoutant le morceau vers lequel ce lien vous redirige, de se concentrer en particulier sur la partie jouée entre 0:23 et 0:43 secondes. Cet extrait est un moment particulièrement difficile à concevoir comme un tout. Son caractère très technique oblige l'interprète à décortiquer quasiment note par note ce passage, afin de le jouer d'une justesse irréprochable. Sans ce travail initial, il sera impossible de jouer ce passage. Toutefois, si le violoniste se contente de mettre bout à bout ces notes, le passage n'aura aucun intérêt ni sens. Pour qu'il résonne tel que vous l'entendez ici joué par Hillary Hahn, il a fallu que la musicienne réalise la seconde étape de l'apprentissage. Elle est retournée à la masse plus large du morceau - ou du passage - et a donné un mouvement à ces lignes de musique. Ce que je veux montrer ici, c'est que tant le travail de détail est indispensable, tant il est également très insuffisant.
J'ai l'impression que pour cette étape se réalise, ce rassemblement des détails et des parties, il n'y a guère d'autre solution que l'intuition, la passion, l'imagination. En me laissant la latitude d'essayer et d'expérimenter, de manier cet objet de savoir que j'ai entre les mains, je parviendrai à un moment satisfaisant dans son appréhension. Il sera, parfois de façon très soudaine, revêtu de sens. Et ce sens ne peut être qu'en relation avec le sujet : il m'est propre, il est le signe que ce qui m'environne est devenu une partie de moi-même, que je me le suis approprié, que je l'ai fait mien.

Apprendre (1) - Préalables

Qu'est-ce qu'apprendre ? En quoi est-ce autre chose qu'ingérer des objets intellectuels et culturels ? En quoi est-ce autre chose que répéter, que se soumettre à une connaissance préconstituée ?

Apprendre, c'est retourner sur soi, et ce processus commence par un juste positionnement de soi par rapport au monde. Par cette phrase certes un peu pédante, je veux dire que l'on ne peut apprendre quoi que ce soit si l'on se situe dans un rapport aux choses qui nous environnent (par choses, je désigne ici tout phénomène, objet, idée, qui  nous est extérieur, ou plutôt, qui est extérieur à notre conscience immédiate) trop immédiat ou trop éloigné. D'une part, comment puis-je désirer connaître ce que j'estime connaître déjà ? Dans ce cas, trop de proximité, trop d'identification avec ce qui serait un potentiel objet de connaissance, m'empêche de développer la soif de le connaître. Or, sans soif de le connaître, je n'apprendrai jamais. Comme le formule la prêtresse Diotime dans Le Banquet (Platon), "on ne désire pas ce dont on ne croit pas manquer". Cet aspect de mes remarques souligne le lien entre le désir et l'apprentissage, lien sur lequel il faudra revenir ultérieurement.
D'autre part, comment désirer apprendre ce qui me submerge, ce qui me semble si étranger à moi-même que je ne souhaite, que je ne me sens pas capable de l'aborder. On voit ici qu'apprendre entretient une relation étroite avec le sentiment de dominer, ne serait-ce que de manière partielle, mon environnement. Si je suis soumise aux évènements en permanence, je ne peux jamais les envisager comme de potentiels objets de savoir - je ne peux jamais les transformer en expérience (pour une distinction de ces deux termes, voir le post "Evénement et expérience" du 28 mai 2011). Pour apprendre, voire pour vouloir apprendre, il me faut avoir l'intuition que mon environnement (encore une fois, ce mot devant être pris au sens large de ce qui m'entoure, en termes de phénomènes, de choses, ou d'idées) est susceptible de connaissance. Et cette intuition ne saurait être sans le sentiment que je suis capable de connaître, sans un minimum d'audace frisant à l'effronterie. Je ne peux apprendre sans un minimum de liberté vis-à-vis de ce que la société m'indique comme autorités.

Je n'ai jamais connu d'apprentissage qui se fasse dans l'humilité et la soumission (mais j'ai rencontré des rabâchages effectués dans ces conditions). Je n'ai jamais connu d'apprentissage véritable qui ne se fasse sans une transformation de l'individu - apprendre, c'est devenir, c'est se transformer. Littéralement, si je n'appréhende pas, si je ne m'approprie pas, je n'apprends rien. Je n'ai jamais connu d'apprenti qui soit serein : celui qui apprend a entrepris une quête presque folle dans des territoires inconnus. Il ne sait pas où cela le mènera, et il ne sait pas si ce processus aura un terme. Je reproduis ici un de mes poèmes, soulignant le mouvement de désire de la pensée, qui m'entraîne perpétuellement à continuer à penser, à apprendre.

PENSER


Bourgeon de mon imagination
Pour rire, je te saisis entre mes dents.
Pour rire, je te dorlotte
Pour te mener à éclore.
Pour rire, je te regarde t’ouvrir en fleur large et rouge.
Je ressens l’extase du dénouement.
Et je vis quelques moments sur la beauté de ta croissance.
Mais déjà un autre bourgeon obscène de l’imagination appelle
mon intellect et ma passion.




mardi 31 janvier 2012

Elucubrations foucaldiennes

Alors que, aujourd’hui, ainsi que le démontre Michel Foucault,[1] le vivant est devenu objet de gestion, et la vie appréhendée comme une donnée statistique, l’individu, le sujet, cherche à retenir sa singularité, ou tout ce qui pourra donner un sens à sa vie. Finalement, il n’y a, de manière apparemment paradoxale, rien de plus morbide que d’accepter la vie dans toute son absence de sacré, et dans toute sa nudité physique.

Le pouvoir ne s’intéresse pas à l’individu dans sa plénitude. Le premier appréhende le second dans sa fonction. Le pouvoir s’adresse à l’individu en tant que, selon les circonstances et les besoins de la situation, sujet fiscal, électeur, patient, subordonné ou employeur, usager, consommateur, ou, encore plus topiquement, élément d’une foule potentiellement dangereuse et susceptible de débordement.

Géré, managé – et ces mots sont desormais monnaie courante au quotidien, l’individu est rendu, avant tout, productif. S’il ne peut être productif, la société tendra à limiter ses capacités de nuisance, jusqu’à le nier, si besoin est, afin de le neutraliser, symboliquement, économiquement et physiquement.

Il me semble qu’une telle perspective met le doigt sur l’un des aspects de crise de notre société. Qu’est cette société qui semble préférer le tout à la partie ? Quelle légitimité pour un groupe, qui, axé sur la production, génère une souffrance provenant de son approche décidément a-ontologique (littéralement en dehors de l’être, car le niant) ?


[1] Je n’utilise ici de Michel Foucault que la notion de biopolitique, telle qu’il la propose dans plusieurs de ses écrits, et notamment dans « Il faut défendre la société », cours au Collège de France du 14 janvier 1976. A partir de cette demonstration, les développements effectuant un retour sur l’individu dans cette société sont les miens.

jeudi 5 janvier 2012

Entre théâtre et cinéma, Le Havre de Aki Kaurismäki

Le Havre est un film quelque peu étrange, dans lequel l'on sent bien le lien avec le cinéma scandinave, a plus l'air d'une pièce de théâtre filmée que d'un film.
Les personnages déclament leur texte, et leur jeu ne recherche pas du tout un quelconque réalisme. Au contraire, on dirait que l'ambition de ce jeu est de camper un personnage, une idée, une impression . Les répliques sont articulées, et se font souvent attendre. Nous sommes loin du bavardage de certains films à grand public. L'éclairage n'est pas non plus celui d'un film réaliste : le personnage qui parle est mis en valeur, comme sous un projecteur. Enfin, dans l'histoire, seul ce qui peut être montrable l'est. Pas d'introspection éprouvante des caractères, pas de dépliage des situations, pas d'émotions grandiloquentes. Tout est joué dans le concret, lequel concret est également et paradoxalement rêvé. Certaines scènes n'ont pour but que de raconter l'histoire, bien que les faits ne se déroulent pas comme ça "en vrai".
Un film plein d'humour avec finalement aucun éclat de rire. Une finesse tracée à grands traits, et une émotion enfouie dans le quotidien. Pas de jugement moral non plus : les personnages ne nous font pas la leçon, ne se comparent pas les uns aux autres. Et camper ce film dans un décor supposé réaliste - des quartiers un peu pauvres du Havre, a quelque chose d'onirique, comme si un étranger plaquait sa vision sur les choses. Kaurismäki nous entraîne dans une visite de ce pays dont il ne prétend pas venir, dont il ne prétend pas tout connaître.