Je veux livrer ici une ébauche de réflexion face à une question qui me turlupine. En effet, il semble que l'alternative, lorsque l'on réfléchit à la distinction ou à la relation entre humain et animal, entre humanité et animalité, consiste trop souvent soit en une vision empathique, soit en un rejet de l'animal très loin de toute humanité. Pourtant, j'espère, à côté de ces discours que je ne trouve pas satisfaisants, proposer des pistes de complexification de cette question qui ne peut être anodine, dans la mesure où, d'une part, elle soulève tant de passions, et, d'autre part, elle renvoie à la nécessité d'aujourd'hui penser l'humain en lien avec son environnement, donc avec ce qui l'environne.
Deux pistes doivent être distinguées. S'il faut d'abord esquisser brièvement les enjeux de la relation entre humain et animal, il sera ensuite sans doute plus riche de creuser le lien que l'être humain entretient avec l'animalité.
Tout d'abord, quelques évidences doivent être ici formulées - si elles vont de soi, cela va tout de même mieux en les énonçant.
Il est indéniable que l'être humain est un animal, au sens biologique, et scientifique, plus largement. En effet, nous appartenons au règne animal, et nous trouvons place dans la classification des êtres vivants : en simplifiant, nous sommes des vertébrés, des mammifères, des hominidés (ici, pour un tableau plus précis de la place de l'humain parmi les grands singes). Nous partageons avec les autres animaux, des ancêtres communs, ainsi que l'enseigne la théorie de l'évolution. Cette théorie, dont l'on doit l'élaboration initiale à Charles Darwin, n'est plus aujourd'hui contestée que sur des fondements religieux, pour des raisons idéologiques. Scientifiquement, cette théorie n'est plus une hypothèse. Au passage, il faut souligner que le fait de réfuter la théorie de l'évolution par des thèses créationnistes est une illustration de réaction de séparation radicale, voire indépassable, de l'humain et de l'animal.
Il est par ailleurs impossible de soutenir longtemps que l'humain n'est qu'animal. Depuis les origines de la pensée humaine, l'humain réfléchit à ce qui le différencie de l'animal. Par exemple, Aristote estime que cette différence est symbolisée par la main de l'homme. Par son intelligence, celui-ci a développé la main d'une certaine façon, et lui a donné des usages multiples et complexes. Plus près de nous, Heidegger avait cette élégante formule : la pierre est sans monde, l'animal est pauvre en monde, et l'homme est formateur de monde. Cette citation donne largement matière à commenter, mais je me contenterais ici de souligner que le philosophe, pour marquer la spécificité de l'homme, emploie une technique de gradation, différenciant l'homme de l'animal ainsi que des choses inanimées. L'animal, quant à lui, se voit bien adjuger un stade intermédiaire - il n'est pas tout à fait chose, sans pour autant être doué d'humanité.
Plus largement, on peut proposer que le fait même que l'humain réfléchisse à ce qui le différencie des autres animaux est une marque de différence. En d'autres termes, la raison réflexive est un attribut particulièrement humain. Ces idées mériteraient sans doute d'être plus largement développées, mais, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, ce texte vise à proposer des pistes de réflexion et ne prétend pas à l'exhaustivité.
Plus largement, on peut proposer que le fait même que l'humain réfléchisse à ce qui le différencie des autres animaux est une marque de différence. En d'autres termes, la raison réflexive est un attribut particulièrement humain. Ces idées mériteraient sans doute d'être plus largement développées, mais, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, ce texte vise à proposer des pistes de réflexion et ne prétend pas à l'exhaustivité.
La place réservée aux animaux par notre droit est également révélatrice de ce départ entre nous et eux. L'idée générale est que le système juridique est créée par et pour l'humain. Les sujets de droit sont les humains. Si cela est évident pour les personnes physiques, il n'en est pas moins vrai que les personnes morales recouvrent toujours le champ de l'activité humaine. Il ne saurait être avancé que ces personnes morales ne sont pas mues par des humains.
Ainsi, en France, le statut juridique des animaux, répondant à des préoccupations tant de santé et sécurité publiques que de protection des animaux, appréhende les animaux comme des biens, c'est-à-dire susceptible d'appropriation et de transactions. Par exemple, si des articles du Code civil sont plus particulièrement consacrés aux animaux, c'est toujours en tant qu'objets. Ainsi, dans la section sur les biens, le fait que les animaux se déplacent est spécifiquement pris en compte. Par ailleurs, le fait des animaux est une cause particulière de déclenchement de la responsabilité - qui est, elle, bien humaine, bien imputée à une ou plusieurs personne - calquée sur la responsabilité du fait des choses. Une étude plus poussée de notre droit montre que les animaux sont présents à beaucoup d'endroits : comme dangers (législation sur les chiens dangereux, par exemple), comme compagnons (indemnisation du préjudice de la personne dont la perte du chat à été causée par un acte extérieur, ou du préjudice de l'aveugle dont le chien a été tué), ou encore comme ressources (droit de la pêche et de la chasse).
Il est amusant de relever que, en France, au Moyen-Âge, se sont tenus des procès contre des animaux, par exemple contre un porc pour des dommages qu'il avait causé (avoir mangé un enfant, paraît-il), ou pour des termites, qui avaient induit l'écroulement d'une maison, ainsi que le rapporte par exemple Emile Agnel dans ses Curiosités judiciaires et historiques du Moyen-Âge : Procès contre les animaux, publié en 1858. Cependant, je pense qu'il faut plutôt comprendre ces procès comme des manifestations de la justice dans son rôle éthique et symbolique consistant à ramener la paix sociale là où elle a été troublée, et certainement pas comme l'inclusion des animaux dans la communauté juridique humaine.
Finalement, il est sans doute plus fécond d'inférer que la relation entre l'humain et le monde animal est une mesure de la dignité. La dignité, concept par définition humain, implique une relation à autrui. Il s'agit de traiter autrui de telle façon que je ne lui dénie pas le statut d'humain, ou plutôt, que je ne lui dénie pas la considération minimale dont il ou elle doit faire l'objet, en tant que sujet. Mais si je porte atteinte à la dignité d'autrui, je porte alors atteinte à ma propre dignité. L'animal n'est bien sûr pas autrui, il n'est pas mon égal ou mon semblable. Toutefois, traiter un animal avec cruauté peut s'analyser comme la perte d'une part de sa propre humanité.
Kant, dans la Métaphysique des moeurs, explique qu'il ne faut pas traiter avec cruauté les animaux, non en raison de considérations tenant à ceux-ci, mais bien en raison de notre humanité. Si l'on s'habitue à traiter d'autres êtres sensibles avec cruauté, il nous sera ensuite moins difficile, moins impossible, de traiter nos semblables avec cruauté. Cette position peut s'analyser en une illustration de l'interprétation humaniste que développe Kant de l'impératif catégorique : dans la détermination de ces impératifs, il faut prendre en compte les autres êtres raisonnables, et ne pas agir ou concevoir l'action comme si l'on était seul au monde.
Le droit pénal français interdit d'ailleurs, depuis la loi du 6 janvier 1999, le fait d'infliger des sévices graves et ou de commettre des actes de cruauté envers les animaux (article 521-1 du Code pénal). L'histoire de cette prohibition peut fournir une indication sur le sens à lui donner, et soutenir l'argumentation selon laquelle cette interdiction vise en réalité l'humain. En effet, la première interdiction de sévices et mauvais traitements dans le droit français contemporain, qui date de la loi dite "Grammont" de 1850, consistait à interdire de faire souffrir les animaux en public, car cela contribue à diffuser des mauvaises moeurs. En 1959, les mauvais traitements commis en privé seront également sanctionnés, ainsi que les souffrances infligées sans nécessité aux animaux. En 1963 est créé le délit d'acte de cruauté envers les animaux. Par ailleurs, la réforme du Code pénal de 1992, entrée en vigueur le 1er mars 1994, a retiré ces infractions de la section des infractions "commises contre les biens", pour les présenter dans le chapitre unique "Des sévices graves ou actes de cruauté envers les animaux" du titre intitulé "autres dispositions", lui-même figurant dans le livre "autres crimes et délits". Si le délit de cruauté envers les animaux s'est vu reconnaître une certaine spécificité en droit pénal français, la teneur de cette spécificité n'est pas encore éminemment précise.
Il est clair que la souffrance infligée sans nécessité aux animaux est incriminée plus pour ce qu'elle signifie de la part de celui qui les commet que pour le bien-être des animaux en soi.
Plus avant, je voudrais suggérer quelques directions de recherche dans le rapport entretenu par l'être humain avec l'animalité. Brièvement, il faut souligner le paradoxe qui consiste à repousser hors de l'humain ceux dont les actes nous semblent inhumains, indignes de l'humanité. Un meurtrier ou un violeur sera alors un monstre, une bête. Le camp, le peuple ennemi sera taxé de noms d'animaux. Le processus par lequel nous attribuons à d'autres des caractéristiques animales, réelles ou supposées, est en soi paradoxal. Comme le soutenait Edgar Morin, le propre de l'homme est sans doute qu'il peut commettre des actes inhumains. Dès lors, l'opinion publique repousse celui qui commet des actes inhumains dans la sphère animale, alors que l'inhumanité n'est absolument pas synonyme d'animalité. Point n'est besoin de rappeler ici qu'aucun animal autre que l'homme ne torture, ou ne tue pour des raisons autres que de survie ou d'instinct.
Le monde animal est ainsi, symboliquement, utilisé par les sociétés humaines comme un moyen de juguler ce qui, finalement, est proprement humain. Le sacrifice animal qui avait - a - lieu, dans beaucoup de cultures peut être compris comme la transposition au monde animal de toute la violence - qui est caractéristique de l'humain - qui est en excédant dans la société. La violence, rituellement encadrée, est attribuée à des animaux, à une animalité qui en réalité notre inhumanité, notre angoisse face à ce potentiel d'inhumanité.
J'espère avoir ici indiqué, tout en ayant conscience que de plus amples recherches sont nécessaires pour apporter une solution un tant soit peu satisfaisante à la question posée, en quoi il me semble que la réflexion entre l'humain et l'animal doit nécessairement se complexifier, pour dépasser la simple comparaison.
1 commentaire:
Essai de commentaire:
De ce que je comprends au regard de ta reflexion et de l'article que tu m'as fait suivre, la question est de savoir si l'animal est une chose ou un être vivant doué de sensibilité et dans ce cas, il faille remettre le droit en cause.
Pour ma part, je partage ton point de vue et celui de Kant sur le report de l'agressivité et de la férocité sur les bêtes, et comment ces comportements influent sur nos comportements d'humains en société.
Je suis donc plutôt en faveur de cette reconsidération envers... la nature en général !
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