dimanche 2 octobre 2011

Discussion avec un avocat

- Ah, tu ne penses pas être avocate ?

- Non, j'envisage plutôt de passer le concours de la magistrature.

- Tu sais que tu pars avec un gros désavantage ?

-Ah bon ? euh, non, je ne vois pas trop. Lequel ?

-Tu es une femme !

- Et ?

- Comme il n'y a pas beaucoup d'hommes qui se présentent, ils sont avantagés, forcément !


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Ce bref échange m'évoque ensuite plusieurs remarques, une fois passé l'agacement que l'on puisse impunément et sans l'ombre d'un scrupule me balancer ce genre de propos, avec en plus une certaine bienveillance affichée. Tout d'abord, cela m'agace que cela m'agace : j'aimerais m'en moquer, et me dire qu'il est juste un niais. Mais le fait est que ça m'énerve, et me prend un peu de mon énergie  - sur le moment bien sûr ; maintenant que j'écris ces lignes, j'ai fait passer cette remarque à pertes et profits, et me suis dit que je vaux bien mieux que ces catégorisation catégoriques, et ces mécanismes de pensées (si toutefois on peut nommer ainsi cette réaction) automatiques et étroits.
Ma première remarque est que ce sexisme ordinaire et de bon aloi est bien fatigant à la longue : une petite remarque qui se prétend humoristique par ci, un peu de violence symbolique et décourageante par là, et on un début d'explication de pourquoi les femmes trouvent régulièrement difficile de se faire leur chemin et leur carrière l'esprit en paix avec leurs projets, et un début d'explication de pourquoi le féminisme.Il faut trop souvent ce petit surcroît d'énergie pour surmonter encore un obstacle symbolique, et encore un autre, puis encore un autre, et un autre, etc. Et parfois, comme tout être humain, on en manque d'énergie. Mais cette fois-ci, j'avais opposé à ce propos inepte une répartie que je vous réserve pour la fin de ce post. Et tout en ayant eu cette énergie cette fois, je déplore qu'il faille autant en faire preuve de façon récurrente.
Ma seconde remarque est que je trouve blessant et honteux que notre société accepte ce genre de petites "blagues", auxquelles on ne peut pas répondre grand chose. Quelque part, je dis "oui" au politiquement correct si cela signifie qu'il n'est pas admissible de diminuer - même avec l'intention et l'impression d'être drôle pour l'auteur de ladite "blague" - son interlocuteur en se fondant plus particulièrement sur des caractéristiques innées et, de plus, non pertinentes dans le sujet de discussion.
Ma troisième remarque concerne cette prétendue évaluation au mérite en France. Alors, on m'évalue selon mon mérite ou bien selon des logiques déterministes, archaïques et décourageantes ?
Enfin, ma quatrième remarque est peut-être que cet homme a simplement voulu me tester, et voir comment je réagissais dans une situation un peu inhabituelle et désagréable (mais cette remarque n'annule ni ne remplace certainement pas les précédentes).

Finalement, passé ce profond agacement, je suis allée consulter les statistiques de réussite au premier concours de la magistrature (promo 2010-2011), et je vous les livre ici:

84,93% des présents à l'écrit sont des femmes, et donc 15,07% sont des hommes
83,23% des admissibles sont des femmes, et 16,77% sont des hommes
finalement, 80,46% des admis à ce concours sont des femmes, et 19,54% sont des hommes

Autrement dit, tandis qu'approximativement 10,6% (17 sur 160) des hommes qui se sont présentés sont entrés à l'école de la magistrature, approximativement 7,8% (70 sur 902) des femmes qui se sont présentées sont entrées.

Certes, il faut constater un léger écart statistique, mais:
- il faudrait vérifier s'il se vérifie sur plusieurs promotions
- il faudrait prendre en compte différentes variables et les croiser avec celles du genre: quel est le profil socio-professionnel des étudiants qui se sont présentés et de ceux qui ont été finalement admis, et ce profil est-il uniformément réparti en fonction du genre ? comment les étudiants ont-il préparé le concours (prépa publique, prépa privée, entraînement en groupe, seul, autre ?) et ces manières de faire sont-elles uniformément réparties en fonction du genre ?

Il ne me semble ainsi pas que ces seules statistiques soient très probantes et démontrent que les chances de réussite d'un homme qui se présente à un concours soient significativement plus élevées que celles d'une femme qui se présente à ce concours. En se focalisant sur les différences entre les genres, on finit en fait par les fantasmer et par exacerber la représentation que l'on s'en fait. Tant que l'on ne croise pas le genre avec d'autres variables - qui pourraient très bien se révéler plus pertinentes, dans la mesure où l'écart de réussite constaté pour cette promotion est très faible - on ne peut affirmer de manière certaine que ce soit le facteur le plus déterminant.

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Fin du dialogue :

- Bon, en même temps, on nous dit qu'il est difficile pour une femme de réussir dans les milieux masculins, puisque justement il n'y a pas de femmes. Alors, il faut bien aller quelque part de toutes façons, non ?

- Euh (légèrement embarrassé et un peu surpris)...oui mais là, les hommes se protègent entre eux.

J'ai alors jeté un regard entendu à l'avocat, l'invitant à tirer les conclusions de ses propres propos...pourquoi les femmes dans la magistrature ne protégeraient-elles pas alors les femmes ? C'est quoi cette vision pourrie qu'il me propose du monde en prétendant m'encourager ?

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