dimanche 11 mars 2012

Digressions à partir de Synge

Hier, j'ai assisté dans le cadre du festival de théâtre étudiant amateur Rideau rouge, à une représentation des deux pièces Le Cavalier seul et L'Ombre de la vallée jouées l'une à la suite de l'autre par la troupe "La Compagnie en Eaux troubles (du cours Florent). Ces deux pièces, sont dont les premières que je vois jouées de l'Irlandais John Millington Synge. Jusque là, je ne connaissais que le poème de Seamus Heaney, "Synge on Aran", du recueil Death of a Naturalist (1966).

Voici ce poème, suivi d'une traduction en français de ma part (avec les excuses anticipées et d'usage pour les éventuelles et probables erreurs ou inexactitudes de traduction) : 

Synge on Aran

Salt off the sea whets
the blades of four winds.
They peel acres
of locked rock, pare down
a rind of shrivelled ground;
bull-noses are chiselled 
on cliffs.
              Islanders too
are for sculpting. Note 
the pointed scowl, the mouth
carved as upturned anchor
and the polished head
full of drownings.
                          There 
he comes now, a hard pen
scraping in his head;
the nib filed on a salt wind
and dipped in the keening sea.





Synge sur Aran

Le sel de la mer aiguise
les lames de quatre vents.
Ils pèlent des acres
de pierre fermée, rognent
une pelure de sol racorni ;
des museaux de taureau sont ciselés
sur les falaises.
                         Les habitants aussi
sont à sculpter. Notez
l’air décidément renfrogné, la bouche
taillée comme une ancre renversée
et la tête polie
emplie de noyades.
                               Là,
il arrive maintenant, un stylo rude
raclant dans sa tête ;
la plume taillée sur le vent de sel
et trempée dans la mer acérée.

--------------------

Ce poème m'avait d'abord marquée par sa superbe métaphore entre l'écriture de Synge et le travail de la mer et du vent. Un champ lexical du coupant, de l'acéré est développé, d'abord en ce qui concerne les éléments naturels, avant d'être transposé sur les habitants de l'île d'Aran eux-mêmes. Finalement, cette métaphore s'applique à l'écriture, à la poésie de Synge. Les éléments de la côte irlandaise et du large écrivent déjà une histoire poétique, les insulaires sont déjà des personnages. Synge, en arrivant, en restant sur cette île - et le titre du poème suggère que ce séjour est temporaire, sans quoi un poème sur cette situation n'aurait pas été - ne fait que prolonger ce mouvement déjà commencé, en couchant sur le papier ces mots tranchants. Et encore, le poème lui-même ne mentionne pas le papier. La plume, le stylo, l'outil pointu qui sert à tracer des mots en est encore à "racler dans sa tête". Synge est décrit par Heaney comme faisant organiquement partie de ce paysage, de ce mouvement. Le corps de Synge est intégré à ce processus. Il est lui aussi happé par la situation dure de l'île.

J'ai repensé à ce poème en assistant à la représentation des deux pièces dont j'ai parlé brièvement au début de ce post. Dans ces deux pièces, chacune en un acte, règne une impression d'enfermement. Les personnages sont en quelque sorte prisonniers de la maison ; dehors, des éléments naturels hostiles, durs. Dehors, la mort. La narration mise en place par les personnages renvoie à l'inéluctabilité de l'existence, soumise à l'inflexible dehors.
Heaney, jouant sur le thème du tranchant et de la sculpture, souligne encore l'absence de choix qui est mise en scène par Synge. La vie est dure, et l'on ne la choisit pas. Là-bas, les humains sont aussi âpres que leurs alentours et leurs existences.
Par ailleurs, la langue employé par les personnages de ces pièces contribuent encore à promouvoir cette impression d'enfermement : les expressions ne sont ni créatrices ni originales. Ceux qui parlent décrivent la matérialité de ce qui les entoure, sans évoquer d'autres images ou d'autres références. Leur syntaxe les empêche de s'amuser de la langue.


Je trouve dans ces tableaux de Synge une beauté âpre, une foi dans la vie humaine qui n'a d'égal que le sentiment de la finitude de cette vie. Cet auteur place ses personnages dans un paysage, une nature qui les englobe, pour en venir à les définir. Par exemple, dans L'Ombre de la vallée, la jeune femme se définit par la solitude qui est la sienne dans cette maison accrochée à un bout de montagne, par son enfermement dans les brumes.

jeudi 1 mars 2012

Apprendre (2) - Le Mouvement

Après avoir dégagé les préalables nécessaires à l'apprentissage, je me pose une autre question, que l'on pourrait à la limite qualifier de plus technique.

Que signifie apprendre ? Qu'est-ce que ce mouvement ?

Imaginons un domaine potentiellement objet de connaissance (par exemple : la biologie, le droit pénal, la musique, l'histoire). Cette masse d'inconnu est face à moi. Affirmons que je suis dans la bonne distance vis-à-vis de cette masse afin que je puisse l'envisager avec enthousiasme comme un objet de savoir et de connaissance (voir post précédent). Que se passe-t-il alors ?

Voici comment je comprends ce mouvement.
Dans un premier temps, cette masse nous est indistincte et floue. Nous avons seulement la connaissance qu'il y a quelque chose ici objet potentiel de savoir. Pour des raisons qui me sont propres et dépendantes de mon histoire et des circonstances, je désire connaître ces choses. Pour appréhender cette masse, je n'ai d'autre solution que de commencer par en détacher un morceau et par l'examiner. Qu'est-ce que cette partie, que l'on pourrait appeler un détail au regard du tout ? Quand cette partie prend un sens, et que je la comprends, j'examine d'autres détails qui, pour une raison ou une autre, ont attiré mon attention. Je souligne qu'il me semble que l'imagination et l'intuition sont indispensables dans ces étapes. Au bout d'un certain temps et d'une certaine persévérance, j'aurai accumulé une somme de connaissances certainement un peu éparses sur tous ces détails. Mais l'apprenti n'aspire pas à se contenter de ces détails. Pour indispensable que soit cette étape, elle est insuffisante tant à nous satisfaire qu'à caractériser le phénomène de l'apprentissage. De plus, je pense que cette étape peut être imposée de l'extérieur. Je veux dire qu'il est envisageable qu'un système qui s'appuie sur des autorités (tant au sens d'autorités de savoir que d'autorités de comportement) impose à des individus cette étape, en soumettant de manière régulière, ordonnée et planifiée, tous ces détails à l'examen et à l'appréhension des individus. Et les individus pourront toujours ingurgiter les conclusions que l'on est supposé tirer de cet examen.

Dans un deuxième temps, et c'est là que le caractère jouissif de l'apprentissage se manifeste, le sujet rassemble ces éléments, et s'éloigne de la masse qu'il a tenté d'appréhender comme objet de savoir. Et, une fois cet éloignement réalisé, il s'intéresse à nouveau à cette masse. Et il découvre qu'il la voit de manière complètement différente depuis la première fois où il avait désiré la connaître. Il regarde le tableau, et en comprend d'autant mieux le sens qu'il a connu sa composition et ses éléments.
Je pense ici à l'exemple de certains morceaux de Bach, tel que le prélude en Mi de la Partita n° 3 pour violon seul.

http://www.youtube.com/watch?v=2KYRdRnnBYw&feature=related

Je vous propose en écoutant le morceau vers lequel ce lien vous redirige, de se concentrer en particulier sur la partie jouée entre 0:23 et 0:43 secondes. Cet extrait est un moment particulièrement difficile à concevoir comme un tout. Son caractère très technique oblige l'interprète à décortiquer quasiment note par note ce passage, afin de le jouer d'une justesse irréprochable. Sans ce travail initial, il sera impossible de jouer ce passage. Toutefois, si le violoniste se contente de mettre bout à bout ces notes, le passage n'aura aucun intérêt ni sens. Pour qu'il résonne tel que vous l'entendez ici joué par Hillary Hahn, il a fallu que la musicienne réalise la seconde étape de l'apprentissage. Elle est retournée à la masse plus large du morceau - ou du passage - et a donné un mouvement à ces lignes de musique. Ce que je veux montrer ici, c'est que tant le travail de détail est indispensable, tant il est également très insuffisant.
J'ai l'impression que pour cette étape se réalise, ce rassemblement des détails et des parties, il n'y a guère d'autre solution que l'intuition, la passion, l'imagination. En me laissant la latitude d'essayer et d'expérimenter, de manier cet objet de savoir que j'ai entre les mains, je parviendrai à un moment satisfaisant dans son appréhension. Il sera, parfois de façon très soudaine, revêtu de sens. Et ce sens ne peut être qu'en relation avec le sujet : il m'est propre, il est le signe que ce qui m'environne est devenu une partie de moi-même, que je me le suis approprié, que je l'ai fait mien.

Apprendre (1) - Préalables

Qu'est-ce qu'apprendre ? En quoi est-ce autre chose qu'ingérer des objets intellectuels et culturels ? En quoi est-ce autre chose que répéter, que se soumettre à une connaissance préconstituée ?

Apprendre, c'est retourner sur soi, et ce processus commence par un juste positionnement de soi par rapport au monde. Par cette phrase certes un peu pédante, je veux dire que l'on ne peut apprendre quoi que ce soit si l'on se situe dans un rapport aux choses qui nous environnent (par choses, je désigne ici tout phénomène, objet, idée, qui  nous est extérieur, ou plutôt, qui est extérieur à notre conscience immédiate) trop immédiat ou trop éloigné. D'une part, comment puis-je désirer connaître ce que j'estime connaître déjà ? Dans ce cas, trop de proximité, trop d'identification avec ce qui serait un potentiel objet de connaissance, m'empêche de développer la soif de le connaître. Or, sans soif de le connaître, je n'apprendrai jamais. Comme le formule la prêtresse Diotime dans Le Banquet (Platon), "on ne désire pas ce dont on ne croit pas manquer". Cet aspect de mes remarques souligne le lien entre le désir et l'apprentissage, lien sur lequel il faudra revenir ultérieurement.
D'autre part, comment désirer apprendre ce qui me submerge, ce qui me semble si étranger à moi-même que je ne souhaite, que je ne me sens pas capable de l'aborder. On voit ici qu'apprendre entretient une relation étroite avec le sentiment de dominer, ne serait-ce que de manière partielle, mon environnement. Si je suis soumise aux évènements en permanence, je ne peux jamais les envisager comme de potentiels objets de savoir - je ne peux jamais les transformer en expérience (pour une distinction de ces deux termes, voir le post "Evénement et expérience" du 28 mai 2011). Pour apprendre, voire pour vouloir apprendre, il me faut avoir l'intuition que mon environnement (encore une fois, ce mot devant être pris au sens large de ce qui m'entoure, en termes de phénomènes, de choses, ou d'idées) est susceptible de connaissance. Et cette intuition ne saurait être sans le sentiment que je suis capable de connaître, sans un minimum d'audace frisant à l'effronterie. Je ne peux apprendre sans un minimum de liberté vis-à-vis de ce que la société m'indique comme autorités.

Je n'ai jamais connu d'apprentissage qui se fasse dans l'humilité et la soumission (mais j'ai rencontré des rabâchages effectués dans ces conditions). Je n'ai jamais connu d'apprentissage véritable qui ne se fasse sans une transformation de l'individu - apprendre, c'est devenir, c'est se transformer. Littéralement, si je n'appréhende pas, si je ne m'approprie pas, je n'apprends rien. Je n'ai jamais connu d'apprenti qui soit serein : celui qui apprend a entrepris une quête presque folle dans des territoires inconnus. Il ne sait pas où cela le mènera, et il ne sait pas si ce processus aura un terme. Je reproduis ici un de mes poèmes, soulignant le mouvement de désire de la pensée, qui m'entraîne perpétuellement à continuer à penser, à apprendre.

PENSER


Bourgeon de mon imagination
Pour rire, je te saisis entre mes dents.
Pour rire, je te dorlotte
Pour te mener à éclore.
Pour rire, je te regarde t’ouvrir en fleur large et rouge.
Je ressens l’extase du dénouement.
Et je vis quelques moments sur la beauté de ta croissance.
Mais déjà un autre bourgeon obscène de l’imagination appelle
mon intellect et ma passion.