mardi 22 mai 2012

Economie et théologie

A une époque, en Europe, faire des études signifiait étudier la théologie. L'universitaire, le penseur, voire le scientifique, devait avoir un tant soit peu étudié ce domaine. Celui qui n'était pas au fait des grandes controverses théologiques ne pouvaient prétendre être savant. 
Aujourd'hui, j'ai envie de faire un parallèle, qui, s'il a certainement des limites, peut permettre de mettre en lumière certains aspects de notre société. 

L'économie est la théologie moderne. 

Partout, pour que des études soient valorisées, il faut y inclure au moins un peu d'économie. Qu'il s'agisse des préparations à la haute fonction publique, des écoles d'ingénieurs qui préparent leurs étudiants à devenir des managers, ou encore des écoles de commerce, l'économie doit y être enseignée, ne serait-ce que dans ses rudiments. Il en va de même pour le droit, où les parcours droit/éco sont légion, et où, dès qu'une formation se veut reconnue, y est institué un cours d'économie.
Par ailleurs, je remarque que, non content que l'économie soit devenue un savoir de base dans notre société, encore y enseigne-t-on avec beaucoup d'application son histoire. L'histoire de la pensée économique est une matière importante, avec ses personnages connus, répétés et représentés ad nauseam : Smith, Bentham, Keynes, Hayek et Friedman.
Enfin, l'argument économique semble toujours valoir comme réaliste. Si l'économie le dit, alors on doit le faire. Une proposition qui n'est pas économiquement réaliste se voit discréditée dans l'opinion publique. 

Alors que l'Europe médiévale ne pouvait concevoir une construction intellectuelle sans faire le détour par le divin, aujourd'hui, il semble que toute proposition, toute réflexion, ne trouve sa validation qu'à l'aune de sa pertinence économique.
Pourtant, je pense qu'il y a un problème en ce qui concerne cet état des choses. L'économie serait "la vraie vie". Mais, comme toute science, toute domaine d'étude, l'économie ne fait que proposer une explication, une interprétation de phénomènes que nous percevons. L'économie s'attache à expliquer et à comprendre le monde moderne dans une perspective productiviste de satisfaction des besoins.
Nous nous enferrons dans des tentatives consistant à élargir le champ de l'économie, afin qu'il puisse véritablement prendre en compte tous les aspects de la vie : l'économie durable ou soutenable, l'économie solidaire, l'économie environnementale ou encore l'économie managériale n'en sont que des exemples. Ces extensions du raisonnement économique consistent à intégrer des données souvent ignorées de l'économie classique dans le calcul rationnel que celle-ci propose comme outil d'analyse de situations ou de problèmes. Ainsi, le bien-être au travail ou la préservation de l'environnement, traditionnellement ignorés de l'économie classique, seront soupesés comme des facteurs calculables, comme des variables dont l'on approfondira la connaissance. De cette façon, l'économie comme méthode de choix pourra continuer à être utilisée, prenant en compte des impératifs sociaux nouvellement formulés.
Au lieu d'admettre que l'économique n'est pas toujours l'aspect dominant d'une situation, voire qu'il n'est pas systématiquement pertinent dans l'analyse d'un objet, nous tentons de rendre l'économique plus sympathique, plus apte à prendre en compte des aspects divers. A une époque, la théologie a été tellement pensée part de toute chose - et, inversement, toute chose perçue comme relevant de la théologie - que celle-ci a été distendue jusqu'à perdre une partie de son sens, et, et c'est peut-être plus préoccupant, de sa force de critique et d'analyse.
L'économie est, je ne le conteste pas, un outil de décision, dans la mesure où il permet une analyse fondée sur certains critères des situations et des options. La théologie est un outil d'analyse du système de valeurs, qui connût une certaine force de transformation sociale, de par la critique qu'elle permettait. Mais, à rendre tout économique, nous perdons tant la puissance d'analyse de l'outil que la possibilité d'utiliser des techniques nées d'autres outils.
D'outil d'appréhension des phénomènes, l'économie est devenue un phénomène qui doit être appréhendé grâce à des approches qui lui sont étrangères.
L'une des directions que ne serait pas la moins féconde est sans doute celle consistant à s'interroger sur le consensus en tant que fait, que vérité, dont est l'objet ce système de compréhension du monde.


mercredi 2 mai 2012

Animal et droit

Un addendum au post précédent, "L'être humain est-il un animal comme les autres ?", et plus particulièrement sur le statut juridique des animaux.

Le paragraphe où j'ai brièvement présenté le statut juridique des animaux est évidemment une présentation du droit positif français, c'est-à-dire du droit tel qu'il existe, tel qu'il est défini, aujourd'hui.
Il peut être fécond de souligner que ce statut est actuellement l'objet d'une remise en cause, ou du moins de réflexions, qui, il faut immédiatement le préciser, dépassent largement l'attitude empathique et simpliste que l'on pourrait imaginer en se fondant sur des préjugés concernant les défenseurs des animaux.
Ainsi, alors que le Conseil Economique, Social et Environnemental (CESE) s'est récemment penché sur la question du statut juridique des animaux, bien que cela n'ait pas abouti, un député a déposé le 3 avril 2012 une proposition de loi tendant à ce que soit reconnu aux animaux le statut "d'êtres vivants doués de sensibilité".
Par ailleurs, il existe depuis 2010, fondée par Jean-Pierre Marguénaud, professeur de droit à l'Université de Limoges, la Revue semestrielle de droit animalier (lien vers le site de la revue ici).
Ensuite, il semble que plusieurs initiatives universitaires convergent au plan international pour faire évoluer cette réflexion. Ainsi, alors qu'en 2009 se tenait à Montréal le premier colloque international sur le droit animal, organisé par l'Université du Québec à Montréal (UQAM), une maîtrise en droit animal est créé par l'Université Lewis et Clark aux Etats-Unis, à Portland. Par ailleurs, plusieurs autres universités dans le monde ont mis en place des programmes interdisciplinaire portant sur l'étude des questions liées à l'éthique animale ou encore à la place de l'animal dans la société. Par exemple, il existe à l'Université de Barcelone ou à celle de Melbourne de tels cursus.

Toutefois, il convient de préciser que la réflexion sur le statut de l'animal n'est pas entièrement nouvelle. Par exemple, pour le droit français, voir les articles suivants : Recueil Dalloz 2003, p 2653, "L'animal et le droit des biens", Suzanne Antoine (lien si vous avez un accès à la base de données Dalloz), ou Recueil Dalloz 1998, p 205, "La personnalité juridique des animaux", Jean-Pierre Marguénaud, (lien si vous avez un accès à la base de données Dalloz). Inscrivant l'étude de la question du statut juridique des animaux dans le droit civil français dans la question plus vaste des "centres d'intérêts", cette catégorie où les choses qui ne sont ni des biens ni des personnes trouveraient une place, Gérard Farjat proposait il y a 10 ans de revoir le statut juridique de l'animal (Revue Trimestrielle de Droit civil 2002, p 221, "Entre les personnes et les choses, les centres d'intérêt : prolégomènes pour une recherche"- lien si vous avez un accès à la base de données Dalloz).
Plus largement, il semble que le coup d'envoi de la réflexion contemporaine sur le statut à réserver aux animaux dans nos sociétés soit le livre du philosophe australien, Peter Singer, Animal Liberation, publié en 1975.

Finalement, l'on peut mentionner l'existence de certains projets collectifs tendant à voir reconnaître certains droits à certains animaux. C'est le cas par exemple du "Projet Grand Singe", ou "Great Ape Project", initiative conduite par Peter Singer et Paola Cavalieri, et suivie par des nombreux spécialistes des grands singes, qui résulte de la déclaration sur les grands singes anthropoïdes, signée à Londres le 14 juin 1993 (pour une présentation et un commentaire de celle-ci, c'est ici). Ce projet estime que les grands singes, en raison de leur grande proximité avec l'être humain, notamment génétique, puisqu'environ 99,5% de notre génome est identique à celui de ces singes, devraient se voir reconnus certains droits, tels que le droit à la vie, ou le droit à la protection de leur liberté individuelle, et que toute forme de torture à leur égard soit interdite - interdiction par laquelle les auteurs visent à prohiber  l'expérimentation animale.

Dans un domaine voisin, la philosophie contemporaine semble également s'intéresser à la question animale dans notre société. Le thème de l'animal étant cette année, en France, au programme du concours externe de l'agrégation de philosophie, les Cahiers Philosophiques ont publié cet automne un hors-série sur cette question (pour le sommaire, c'est ici). Faut-il préciser que la plupart des réformes juridiques sont précédées par des réflexions de fond portées par l'ensemble des sciences humaines ?

Le quotidien Le Monde a de plus aujourd'hui consacré un article à cette question, montrant encore, s'il était besoin, que la question des animaux dans notre société et notre droit préoccupe de plus en plus de monde, juristes ou non juristes. Un travers des juristes continentaux est souvent d'utiliser le droit comme explication du monde : si le droit le dit, c'est que les choses sont ainsi. Pourtant, en particulier dans le domaine des animaux, peut-être est-il temps de se demander si le statut juridique défini est pertinent au regard de la situation sociale actuelle.